Regard d’un paysan sur l’agritech
Inf’OGM a interrogé Stéphane Galais, paysan en Ille-et-Vilaine sur une ferme de 25 hectares en production laitière et transformation fromagère. Il est également secrétaire national de la Confédération paysanne. Dans cet entretien, il détaille et analyse ce que l’agritech signifie pour lui.

Inf’OGM – Tout d’abord, qu’est ce que le mot « agritech » évoque pour vous ?
Stéphane Galais (SG) – Pour moi, l’agritech, c’est la conjonction entre agriculture et technologie. L’agritech, ou l’agriculture de précision, autre expression qui s’implante actuellement, c’est la robotique, le numérique, toutes les transformations génétiques. Or, nous, à la Confédération paysanne, le projet politique qu’on porte depuis les années 90, c’est l’agriculture paysanne. Et dans ce projet politique, il y a une volonté d’autonomie sur les fermes, c’est-à-dire autonomie décisionnelle et autonomie technique. Ce projet politique nous semble incompatible avec cette approche technologique. Mais ce phénomène n’est pas nouveau. On assiste déjà depuis longtemps à une sur-mécanisation dans les fermes, qui entraîne une dépendance, je dirais presque une allégeance à un écosystème agro-mécanique, agro-industriel que nous on ne souhaite pas. On ne rejette pas la technique par principe, mais elle doit être au service des paysans et des paysannes et, plus largement, au service d’un projet de société qui vise à la souveraineté alimentaire.
Quand nous parlons d’autonomie technique, c’est de façon basique d’avoir la capacité pour réparer, entretenir, gérer nos machines… Ce savoir-faire là existe et pourrait être menacé par l’arrivée de machines ultramodernes et surpuissantes.
L’agritech, ainsi, est loin des savoir-faire paysans tels qu’on les connaît. Certes, on pourrait imaginer que ces nouvelles compétences puissent s’acquérir, mais on est quand même très loin des compétences et des savoir-faire paysans qui sont plus liés à la gestion du vivant ou la connaissance du vivant, ou à la connaissance de l’animal, du lien à l’animal.
Concrètement, dès maintenant, avec l’arrivée de la robotisation, notamment dans les fermes laitières, on voit cette perte d’autonomie. On la voit parce qu’on a moins de prise sur les outils. Ce sont des outils qui sont compliqués, des outils qui sont aussi parfois brevetés et qui sont détenus par certaines entreprises auxquelles on ne pourra jamais accéder en fait.
Inf’OGM – Les robots de traite préfigurent un peu l’agritech. Avez-vous des retours des paysans qui les utilisent ?
SG – La première information que nous avons, c’est que ces robots n’enlèvent pas de charge de travail. Ça change l’astreinte horaire, sans pour autant l’éliminer complètement. Sur la nécessité d’être deux fois par jour à un moment donné à la traite. Le deuxième retour que nous avons souvent, c’est que ces outils font entrer du travail dans le domestique. Concrètement, cela signifie que quand tu rentres chez toi, tu n’as pas fini de travailler puisque le robot peut envoyer des injonctions au travail. Alors qu’autrefois, quand tu avais fini la traite, tu rentrais chez toi. Terminé. A part si tu as une bête malade. Mais voilà, il y avait un cloisonnement très précis entre le moment du travail et le moment où tu étais à la maison avec tes enfants. Mais là, à plein de moments, le robot t’envoie des messages pour pallier des dysfonctionnements, comme par exemple un problème avec des vaches qui ne veulent pas « rentrer » au robot, donc le robot envoie une alerte… Donc ça, ça change vraiment la perception du travail et le rapport au temps.
Ce rapport au temps est fondamental pour nous, à la Confédération paysanne. Pour nous paysans, le temps, il est conditionné au vivant, c’est en opposition frontale avec le temps capitalistique, avec le taylorisme. La machine change ce rapport au temps.
Inf’OGM – Un autre avantage mis en avant par les promoteurs de l’agritech, c’est une meilleure gestion des adventices...
SG – En fait, qu’est ce qui crée une vraie problématique liée aux adventices ? Ou plus largement avec la question sanitaire ? C’est l’intensification de l’agriculture, l’intensification des productions. C’est-à-dire qu’on veut produire beaucoup sur peu de surfaces ou sur des grandes surfaces, mais avec peu d’humains. On assiste à une véritable concentration de l’agriculture. Et cela créé forcément des problématiques de gestion. Alors on essaye de trouver des solutions à ces problématiques via la technologie. Mais en fait, le problème il n’est pas là. Le problème, il est sur le système de concentration et d’intensification. On voit bien que dans un système plus extensif, un système plus paysan, plus agroécologique, on arrive à gérer ces problématiques là en dehors du champ technologique, parce qu’on arrive à remettre de l’humain. On arrive à retravailler aussi sur des synergies du vivant qui font que le système est plus en équilibre. Dans ce cadre là, concrètement, la technologie c’est une fausse solution à un problème de fond, un problème systémique. C’est un pansement sur une jambe de bois.
Je prends toujours l’exemple de la carotte. C’est une production végétale qui est compliquée parce qu’elle est très difficile à gérer au niveau de la concurrence avec les adventices. Mais dans ma ferme, je fais 30 mètres de carottes dans un système diversifié. Donc je peux désherber, au fur et à mesure, en y consacrant au final seulement deux heures. Donc dans un tel système, ce n’est pas un souci. Mais si tu as 30 hectares de carottes en monoculture, tu as une vraie problématique de gestion des adventices. Alors soit tu embauches une armée de personnes avec un travail dégradé, parce que c’est un travail monotâche et pénible, souvent mal payé, ou alors effectivement tu fais appel à la technologie.
Le projet politique, c’est d’installer un million de paysans et aussi d’avoir cette approche là de l’effort du travail, de repenser le travail dans un système qui est plus complexe sûrement, mais plus humain aussi. La priorité, c’est d’installer des paysans et qu’ils soient payés correctement à partir du prix de leur production, c’est-à-dire un prix qui couvre les coûts de production, le revenu et la protection sociale.
Inf’OGM – Une des critiques de l’agritech qu’on entend souvent, c’est que cela coûte cher…
SG – La technologie n’est jamais neutre, sauf si elle émane d’une volonté, d’un collectif paysan. Mais ce n’est jamais le cas. En fait, l’initiative de la technique et de la technologie émane toujours de l’agro-industrie et se met au service de leurs profits. Le but de la technologie c’est de maintenir un système productiviste et garantir pour l’industrie des profits et des marges. C’est une espèce de cercle vicieux puisque ça crée aussi une dépendance à la mécanique ou à la robotique et que ça augmente les investissements sur les fermes. Oui, c’est clair, tous ces nouveaux outils font dépenser des sommes folles aux paysans. Il y a non seulement l’investissement initial, mais aussi les coûts de fonctionnement de ces outils. Du coup, il y a un revenu qui est ce qu’il est, mais qui est aussi très lié à un prix déterminé par le marché et par les puissants. En fait, tu te retrouves coincé en étau dans une espèce de prolétarisation de l’agriculture : tu ne maîtrises plus vraiment tes outils de production. Et on le voit tous les jours, le surinvestissement, il crée du mal être. C’est un autre cercle vicieux : pour amortir ces investissements, tu dois aussi augmenter ta productivité, augmenter les volumes… C’est là qu’on retrouve la problématique évoquée auparavant : ceci encourage l’intensification et l’agrandissement des fermes… Il y a au final de moins en moins de personnes sur les fermes. Tout ceci participe de la disparition des paysans dans les campagnes.
Et ce n’est pas nouveau ! Comme l’a montré l’agronome Marcel Mazoyer, à chaque chaque révolution technique et technologique, on voit disparaître un nombre important de paysans. Pour une raison simple : c’est qu’il n’y a que ceux qui ont les capitaux qui peuvent accéder à la nouvelle technologie. Donc c’est aussi une manière de mettre les paysans en concurrence les uns avec les autres par l’accès à la technique et la technologie.
D’ailleurs, on oublie aussi un élément historique, c’est que l’apparition de la mécanisation s’est faite au détriment des paysans et même souvent contre leur volonté. Au sortir de la [deuxième] guerre [mondiale], on était complètement à l’équilibre au niveau production alimentaire. C’est vraiment une volonté d’industrialisation qui a été mise en place, pas une volonté paysanne.
Inf’OGM – Mais la technologie qui permet d’améliorer la productivité ne permet-elle pas aussi d’améliorer le revenu paysan et de diminuer le prix pour les consommateurs ?
SG – Et à qui profite l’augmentation de la productivité ? Il faut regarder de près ce qu’est un prix. Dans le prix d’une carotte par exemple, la part des matières agricoles, ce n’est pas l’essentiel. Le reste, c’est lié à la transformation, à la distribution. A la Confédération paysanne, on pense que l’augmentation de la productivité et la baisse des coûts de production ne garantit en rien une meilleure répartition de la valeur. En fait, la problématique du prix payé par le consommateur, ça vient aussi de la répartition de la valeur entre les les distributeurs et les transformateurs. Et rien ne garantit qu’ils soient prêts à partager cette valeur là. Je ne vois pas de corrélation directe entre baisse des coûts [de production] et baisse des coûts du caddie. En tout cas, ce n’est pas ce qu’on constate. Ce n’est pas un effet direct en tout cas, tant qu’on n’aura pas réparti correctement la valeur entre chacun et qu’on ne contrôlera pas mieux les marges des distributeurs et des transformateurs.
Inf’OGM – Vous vous opposez donc à toute forme de technique?
SG – Dans le projet politique de la Confédération paysanne, il y a cette volonté de maîtriser ses outils de production, de se les réapproprier et, donc, d’être à l’initiative de ces outils. En fait, que les outils servent vraiment aux paysans et qu’ils soient réfléchis par eux. Donc oui, on se rapproche du projet porté par l’Atelier paysan, qui est un vrai projet politique de société et une vraie réflexion sur la mécanisation. Je le redis : la technique n’est jamais neutre ! Ça, c’est un mythe.
J’ai envie de vous livrer une réflexion très personnelle. Je m’imagine toujours quelle aurait pu être la cartographie de l’agriculture aujourd’hui, si on avait été en capacité de limiter la puissance des tracteurs à 60 chevaux. Mais rien que de faire cet exercice mental là, on voit très vite qu’on aurait pu maintenir un bocage complètement différent, une taille de ferme complètement différente, des productions complètement différentes. La maîtrise des outils, des outils techniques, c’est aussi le dessein de l’agriculture. Et ça, c’est un choix collectif, qui doit être fait aussi et surtout par les paysans et paysannes.
La technique, elle doit s’associer à une vraie réflexion sur le sens du travail et sur la pénibilité.
Je disais aussi que la mécanisation n’a pas été souhaitée ni organisée par les paysans, mais, en revanche, les paysans se sont engouffrés dans cette brèche. Derrière la mécanisation, on leur a fait miroiter une promesse d’émancipation, notamment sociale. Les paysans et les paysannes ont toujours été socialement un peu déclassés, dévalorisés. La mécanisation, c’était la modernité. En tout cas c’est cette association qui a été faite, qui a été promue. Il fallait aussi éloigner les hommes des animaux. On voit bien que dans les fermes d’élevage, en particulier en Bretagne, on a progressivement éloigné les humains, leur lieu d’habitation, des lieux d’habitation des animaux. Et cet éloignement est une vraie cause de souffrance.
Quand on est éleveur, on est motivé aussi par cette envie d’intimité ou de proximité avec le vivant. Et a contrario, ce lien au vivant empêche ce rapport extractiviste au vivant qu’est devenu l’agriculture. C’est très compliqué de créer de l’intimité avec ses animaux et en même temps de les surexploiter.
Concrètement, tous les gens qui essayent de re-créer des systèmes agroécologiques où ils ont une meilleure prise en compte et une meilleure connaissance du vivant, ils s’éloignent petit à petit d’une exploitation industrielle. Ramener de l’affectif, du sensible, dans le lien qu’on peut avoir dans notre métier de paysan, ça t’éloigne forcément de ce rapport extractiviste et d’exploitation tel qu’on le connaît dans le milieu agro-industriel. Dans les porcheries industrielles, les animaux sont tellement considérés comme des objets qu’on ne parle plus d’animaux. On parle de poids, on parle du UGB [NDLR : unité de gros bétail], on parle d’indices, etc. Il y a donc une réification du vivant dans le contexte industriel. A l’inverse, il y a une re-sensibilisation du lien dans le milieu agroécologique paysan.